1. Bouzy, le prologue de notre histoire
Dans les années 1930, mon arrière-grand-père, Constant Gendron, originaire d’ Ambonnay dans la Montagne de Reims à l’opportunité d’acheter un petit lopin de terre de 1a 82 à Bouzy (en lieu-dit « Pierres aigues »), village voisin dans lequel il travaille en tant qu’ouvrier viticole. Dès qu’il en a la possibilité, il plante cette terre de pieds de vigne. Rien de bien original en Champagne, à ceci près que le terroir de Bouzy est largement planté de pinot noir. Lui, décide de planter du chardonnay!
André Gendron, son fils, également ouvrier viticole, continue de cultiver cette parcelle avec son épouse, Emilienne, et cela, même après que mes grand-parents aient déménagé à Cramant, dans la Côte des Blancs, dans les années 1950, pour des raisons professionnelles.
2. Cramant, notre enracinement dans la Côte des Blancs
Une fois installé, comme pour mieux s’ancrer sur le territoire de la Côte des Blancs, mes grands-parents achètent une parcelle de vigne de 4ares à Chouilly en lieu-dit » Marais ».
Dans les années 1970, ma mère, Marie-Claude, petite-fille de Constant Gendron épouse Patrice Munier, un Cramantais pur souche depuis 3 générations. Ils s’installent à Cramant et entrent au service de prestigieuses maisons de champagne en tant qu’ouvriers viticoles. Durant toute leur carrière professionnelle, ils investissent l’essentiel de leurs économies dans l’achat de plusieurs petites parcelles de vignes, dans la Côte des Blancs. Les weekends sont souvent consacrés aux travaux des vignes.
Je grandis dans cette ambiance viticole au rythme des saisons. J’observe, j’écoute, j’apporte mon aide dans les vignes ou en cuverie chez les gens du village. Je m’imprègne peu à peu des odeurs et des savoir-faire que l’on se transmet de génération en génération. Si pour la plupart des enfants, septembre rime avec rentrée scolaire, il est avant tout pour moi, associé à un mot magique: « vendange »!
La brume matinale, la cueillette en famille, le casse-croûte dans les vignes, le transport des raisins au pressoir avec la 4L et le petit verre de jus de raisins fraîchement pressés sont des instants de vie ancrés en moi. Alors, à 13 ans, quand vient l’heure des orientations scolaires, c’est comme une évidence pour moi que de rejoindre le CCPPA d’Avize, aujourd’hui plus connu sous le nom de Avize Viti Campus.
3. Le raisin c’est bien, le Champagne c’est encore mieux
Après plusieurs années d’apprentissage chez un vigneron de Cramant et l’obtention de quelques diplômes viticoles, je crée une entreprise de prestation de services viticoles pour travailler les vignes de quelques producteurs locaux.
Mais, mon rêve est ailleurs. Travailler les vignes c’est bien mais je veux les travailler pour moi, à ma façon, pour produire des raisins, à ma façon et ainsi élaborer des vins de champagne qui me ressemblent.
Voilà, nous sommes à la fin des années 1990, le domaine compte plus d’une vingtaine de petites parcelles réparties sur les prestigieux villages de Cramant, Avize, Chouilly et Bouzy: Le défi est lancé.
A l’aube de mes 20 ans, je me lance donc dans une aventure, que certains qualifieront d’un peu folle: reprendre l’exploitation familiale, d’à peine 1ha15, consacrée à la vente de raisins au négoce, pour vivre de ma production et commercialiser des bouteilles de Champagne.
Mes parents vendent leurs raisins à une maison de Champagne. Nous n’avons ni pressoir, ni cuverie, ni clients. Le défi s’annonce difficile. J’encourage mes parents à abandonner la maison de champagne pour nous tourner vers une coopérative. Mes parents me font confiance.
4. Une coopérative vinicole, oui, mais pas n’importe laquelle
La vie est faite de rencontres et ce sont souvent ces rencontres qui nous font prendre les grands virages de notre vie.
En 1987, alors que je suis hospitalisé pour un problème bénin, je rencontre le père de ma voisine de chambre, alors président d’une petite coopérative vinicole à Avize. Après quelques échanges, il me demande: « Que veux tu faire plus tard? » et moi, du haut de mes 9 ans, je lui réponds: « être vigneron et vendre du Champagne ». « Viens me voir » me lance-t-il à la fin de notre discussion…
10 ans plus tard, je réponds à l’invitation et j’obtiens un rendez-vous au 210 allée Paul Devouge avec l’ex-président de la coopérative d’Avize, devenu entre temps directeur. J’entre pour la première fois à la coopérative « Les Viticulteurs d’Avize » en tant que visiteur. L’aspect extérieur est sans prétention mais l’accueil y est simple et chaleureux. La petite coopérative d’une centaine d’adhérents est en plein essor et cela prend tout son sens lorsque l’on me fait visiter la nouvelle cuverie flambant neuve. De beaux projets d’agrandissement et d’indépendance sont en cours d’étude. Je suis séduit par tant de motivation et d’enthousiasme. Tout semble possible, je ne suis plus seul.
5. Les viticulteurs d’Avize, le prolongement de mon exploitation
Voilà qui est fait, mon adhésion est effective. Je suis désormais récoltant coopérateur. Je flâne souvent en cuverie au milieu de tout ce matériel vinicole mis à la disposition des adhérents. J’aime échanger avec le personnel, les adhérents, l’œnologue. J’observe, je questionne, je m’interroge. Occasionnellement, je me fais embaucher pour aider au nettoyage des cuves, je participe au tirage et au dégorgement. Je m’y sens bien. J’ai le sentiment d’avoir rejoint un groupe tout en gardant mon individualité.
Au début des années 2000, je rejoins la commission de dégustation qui est chargée de l’élaboration des assemblages et du suivi qualitatif des vins. Je donne quelques heures de mon temps pour la coopération mais ce que j’y apprends me le rend au centuple. Tout ce temps passé à écouter, à sentir, à déguster aiguise ma curiosité, mon envie d’expérimenter, d’élaborer. Je sens que je chemine dans ma tête, que mes idées évoluent et parfois se bousculent.
6. Mes débuts dans la commercialisation
Quelques vendanges et quelques séances d’assemblage plus tard, mon stock de bouteilles sur lattes grossit peu à peu. Il est maintenant temps de se lancer, de trouver une marque, une étiquette, une encolleuse, des cartons… et surtout… des clients.
Un ami me prête du matériel, ma mère m’initie à l’habillage des bouteilles et me voilà parti à la recherche de mes premiers acheteurs. Les premières bouteilles que je vends aux amis puis aux amis des amis sont uniquement des bouteilles de Champagne Grand Cru Blanc de Blancs. J’avance progressivement et peu à peu je propose de nouvelles cuvées. En 2004, je suis victime de mon succès et je dois ralentir la commercialisation afin de refaire mon stock. Je peine à trouver un rythme de croisière, je dois faire face à des ruptures de stock. Ce sont les premiers écueils, je m’accroche et je tente de faire face.
Plusieurs épisodes de doutes, de remises en question, de découragements se succèdent. Mais, ce qui me maintient à flot, ce sont les encouragements, la confiance de mes clients et mon désir de continuer, d’avancer, de progresser pour améliorer nos cuvées et expérimenter encore et toujours.
7. Une nouvelle ère
A partir de 2011, nous entrons dans une nouvelle dimension. Séverine, mon épouse me rejoint sur l’exploitation pour s’occuper de la partie commerciale et administrative. De mon côté, je conserve la partie vignoble et vin.
Nous développons notre gamme de vin ainsi que le flaconnage et nous axons notre commercialisation sur la vente de bouteilles, aux particuliers, à la propriété. Pour cela, nous aménageons une salle de réception afin de recevoir nos clients dans les meilleures conditions et nous investissons dans du matériel (machine à habiller, élévateur…) pour être plus réactif lorsque nous avons des commandes importantes.
Parallèlement, nous augmentons un peu la surface de notre exploitation en investissant dans 2 petites parcelles de vigne sur le territoire d’Oger.
8. Vers des pratiques culturales sans chimie
Avec l’expérience, j’aspire à essayer de nouvelles méthodes de travail, à faire des essais. Parallèlement notre fils, qui grandit et galope dans les vignes, me fait prendre conscience que nos pratiques culturales avec des produits chimiques ne sont pas très saines pour notre santé et l’environnement.
A partir de 2014, je m’éloigne de plus en plus de la viticulture conventionnelle, demandeuse de rendements, qui ne me convient plus et n’est plus, à mon sens, assez respectueuse de l’environnement et de mes terres.
Je privilégie le travail manuel et les méthodes préventives en étant constamment à l’écoute de mes plantes, de la météorologie et en respectant de mon mieux l’écosystème dans une démarche responsable.
Je commence par supprimer le désherbage chimique. Je fais le choix de laisser la végétation naturelle se développer dans les routes de vignes afin de favoriser la biodiversité. Au printemps 2015, j’investis dans des interceps mécaniques sur chenillard qui me permettent de supprimer la végétation sous les pieds de vignes sans utiliser d’herbicide. L’objectif est de supprimer totalement les désherbants chimiques et d’avoir recours au désherbage manuel pour les parcelles où les interceps ne sont pas utilisables à cause des fortes pentes et du risque élevé d’érosion du sol. Pour supprimer l’herbe au milieu du rang de vigne, j’utilise tondeuse, débroussailleuse et houe. La tâche est ardue mais je ne me laisse pas impressionner. Parallèlement, je me rends vite compte que l’herbe peut être une alliée: Elle offre une couverture végétale, comme un toit pour protéger la vie microbienne du sol, elle devient une nourriture de choix pour les lapins qui vivent dans les vignes et qui s’attaquaient auparavant aux bourgeons ou aux jeunes bois dans les pieds de vignes. Elle permet aussi de lutter contre le botrytis en captant les excès d’eau. Je suis convaincu qu’ il faut utiliser la nature pour nous aider dans notre culture.
En 2015, je prends un virage à 180° pour cultiver notre parcelle de Bouzy. J’arrête totalement les herbicides, les insecticides et les fongicides sur cette parcelle. Je ne veux pas me lancer tambour battant. Je veux avancer lentement mais durablement. Avec du cuivre, du souffre et des huiles essentielles, je réussi à protéger les raisins de cette parcelle des différentes maladies et ravageurs une année, puis deux, puis trois… Satisfait du résultat, je prends confiance en moi, confiance dans la capacité des plantes à soigner nos plantes. Alors, peu à peu je passe un tiers de l’exploitation en culture sans chimie. Je lis, je me forme, j’échange avec d’autres vignerons et j’avance. En même temps, je n’apporte plus d’engrais à mes vignes car je me rends compte que les engrais mettent les vignes sous perfusion et les fragilisent. Ce qui compte, c’est d’avoir un sol vivant, sain qui permette à la vigne de puiser l’énergie et les minéraux dont elle a besoin.
Je ne me revendique d’aucune certification car, à mes yeux, ce n’est pas le plus important. Chaque nouvelle saison viticole me permet de me remettre en question, d’ajuster mes expériences des années précédentes et de m’épanouir un peu plus, à chaque fois, en travaillant mes vignes comme je l’entends, sans m’enfermer dans une doctrine, mais avec discernement, passion et responsabilité.
9. La naissance de nouvelles cuvées
Les modifications apportées à la conduite de mes vignes me donnent rapidement l’envie d’apporter également des changements dans l’élaboration de mes cuvées. J’éprouve le besoin de vinifier autrement: sans dosage, avec peu de sulfite, sans chaptalisation, sans enzymage, sans filtration, sans passage au froid, etc… L’idée est d’accompagner le vin, sans être trop interventionniste, de le laisser suivre son chemin à son rythme. Je crois que pour faire un bon vin, il faut des raisins sains, sucrés, aromatiques, cueillis à maturité. Il faut des raisins que l’on aimerait manger. Selon moi, la base est là.
Depuis 2015, je réalise donc des vinifications parcellaires. Je n’assemble pas les cuves mais les parcelles à la vendange. Chaque année, la maturité des raisins, le rendement des parcelles, l’état sanitaire sont différents, alors chaque année je fais des assemblages de parcelles différents.
Dans un même temps, je me tourne vers la maison des vignerons de Vert Toulon qui me donne la possibilité de travailler de petits volumes avec un petit pressoir coquard en bois, plus adaptés à la taille de mon exploitation. Une nouvelle aventure commence avec de nouveau projets et la complicité de Georges. Désormais, chaque année j’investis dans des fûts, neufs ou d’occasion.
En 2022, nous tirons 10000 bouteilles et commercialisons environ 7000 bouteilles par an en France, en Europe et aux USA. Elles sont vendues à la propriété ou expédier. Pour nous, c’est un chiffre conséquent mais à l’échelle de la champagne, notre production de bouteilles reste très confidentielle.
Notre exploitation compte aujourd’hui 33 parcelles, soit 1ha 60, réparties sur les communes de Cramant, Avize, Oger, Chouilly et Bouzy . Toutes nos cuvées ont l’appellation « Grand Cru ».
J’éprouve toujours de l’émotion quand je pense à mon arrière grand-père, à l’origine de cette belle aventure. Bien sûr, je ne compte pas m’arrêter là et j’espère pouvoir continuer mon cheminement vers une viticulture plus propre, plus saine, plus naturelle, pour moi, pour vous, pour nous.
« Vigneron dans l’âme »